Adapter une création sonore au théâtre : mission impossible ?
Adapter des œuvres dans un autre genre est un exercice assez courant. Avec l’explosion des supports multimédias de nombreuses technologies ont été popularisées et accessibles à toustes, ce qui a permis de croiser et transgresser les genres, faisant naître de nouvelles formes d’expression de l’art. Et si on mêlait création sonore et théâtre ? Par création sonore on entend une pièce radiophonique à l’image d’un podcast. Le défi est grand et semble compliqué, il s’agit de mêler l’infini du son aux limites du visuel. Pourtant des artistes s’y risquent et jouent avec les barrières du théâtre pour créer un pont entre création sonore et théâtre, repoussant les limites de ce que l’on connaît déjà.
Une nouvelle ère du théâtre
Dans son ouvrage Le théâtre postdramatique de 1999, Hans-Thies Lehmann observe une évolution des performances théâtrale à partir des années 70 – 80. Ainsi, le théâtre qui se libère des conventions narratives, dramaturgiques et textuelles traditionnelles pour s’orienter vers une expérimentation esthétique plus large. Il met en avant la présence physique des acteurices, l’importance de l’espace scénique et des perceptions sensorielles, tout en redéfinissant la relation entre le public et la scène. Cette approche théâtrale influence fortement la mise en scène et la création contemporaine en ouvrant la voie à une multiplicité de formes d’expression, d’expériences scéniques et de mélange des genres. On observe alors en théâtre, une nouvelle manière d’occuper la scène.
L’émergence des nouvelles technologies et leur accessibilité a permis aux genres de se mélanger et de fusionner dans un même espace. Mais, comment transposer une création entièrement sonore à une représentation visuelle ?
Le moment de recherche est primordial pour une adaptation de création sonore au théâtre. Pour arriver à mêler les deux écritures, un des défis est de savoir lâcher prise car le rendu final sera sûrement différent de l’idée de base. Comme le souligne Séverine Leroy, maîtresse de conférences en études théâtrales, on s’adresse différemment avec un micro et devant des gens « Il faut réussir à adapter le différé avec le direct et l’absence avec la présence. Il s’agit de recomposer quelque chose pour le contexte du plateau théâtral à l’université catholique de l’ouest, c’est une réelle réécriture ». Cette transposition de la création sonore au théâtre s’inscrit dans une recherche et une démarche expérimentale pour exprimer visuellement ce qui a été écrit pour les oreilles. Loin de brider l’imagination, une adaptation au théâtre peut amener de nouveaux éléments indicibles en radio. « La question du silence est intéressante dans cette transposition. En radio, il est difficile voire impossible de faire naître ce silence, alors qu’en plateau le silence existe et est même une écriture », ajoute Séverine Leroy.
L’adaptation en pratique
Malgré les difficultés à mettre en scène l’imaginaire, Camille Freychet s’y essaie aujourd’hui. Cette acteurice est la lauréate 2022 du Farc avec sa création sonore Ouvrir la brèche, qui est à découvrir sur Radiola. Avec la réalisatrice sonore Maïa Blondeau, elles cherchent ensemble à adapter cette création au théâtre et essaient, selon l’expression de Camille, « d’apporter du corps dans le son ». Avec l’influence du théâtre postdramatique, les statuts d’acteurs et de metteurs en scène sont redéfinis et s’ajoutent à la transgression des genres. Les rôles de chacun.e ne sont plus indépendants et viennent même à se confondre. C’est ce à quoi Camille et Maïa se risquent pour l’écriture de leur pièce de théâtre « On travaille ensemble pour pouvoir mettre en scène cette création sonore, c’est surtout en jouant qu’on arrive à débloquer des choses. On joue la scène, on se répond et on se surprend. Ce sont ces endroits de surprises qui amènent à créer un lien entre théâtre et radio. Comme on dit au théâtre : c’est le plateau qui donne raison, alors on le fait pour voir si ça fonctionne ». Y’a brûler et cramer phase B, c’est de nom de leur adaptation théâtrale en cours, une pièce entre road trip, outing et cicatrices : les endroits invisibles et indicibles. Un défi de plus pour la représentation théâtrale.
Un autre aspect que Camile prend en compte dans l’adaptation de sa création sonore est l’art comme prise de position. « L’art c’est un endroit politique et être artiste c’est prendre parti selon moi. C’est important que l’adaptation au théâtre marque une prise de position comme celle de la pièce sonore. Comme je le dis dans Ouvrir la brèche, y’a pas de petites résistances », expose-t-elle. Pour le moment, elles sont toutes les deux en réflexion et l’adaptation de la création sonore sur la scène est encore en cours.
Dans une création sonore, l’imagination est sans limite. Avec les sons et la voix, aucune contrainte n’existe. On est transporté dans des univers parallèles, dans mille décors et temporalités différentes. A l’inverse au théâtre, on est limité par l’espace, par le temps. Pourtant, comme nous le montre certain.es artistes, l’adaptation est possible et même enrichissante par rapport à l’œuvre originale, si on sait prendre une distance avec l’idée de départ. Si vous souhaitez voir et écouter ce que donne une adaptation de ce genre, des créations sonores disponibles sur Radiola ont déjà été adapté au théâtre. Il s’agit de Beaux Jeunes Monstres et Piletta Louise, toutes deux du Collectif WOW !. Vous pouvez retrouvez les bandes annonces des adaptations théâtrales des deux pièces sur le site internet du collectif.
Alicia Sénéchal
© Barbara Buchmann-Cotterot.